JE SUIS L'ARTElle a les doigts sales, nuancés de bleu, de vert et de rouge ; et sa bouche tend vers la droite, tandis qu'elle fixe sa toile, le regard sérieux, la mine crispée. Elle est perplexe, le résultat de son dur labeur ne ressemble en rien à ses envies. Les traits sont bien trop drus, bien trop bancals, bien trop vulgaires. La douceur n'en ressort pas, le tout est trop terne, trop fade. Ça va pourtant faire des semaines qu'elle s'acharne dessus, mais rien ne va comme elle le voudrait et elle désespère à l'idée de jeter cette pièce, comme elle a déjà jeté toutes les précédentes.
Seule dans sa salle de travail, elle attrape un pinceau et des tubes quasiment vides, puis les écrase pour récolter le peu de pigment restant dans chacun d'eux. Ses mouvements reprennent et elle peint, encore et toujours. Ses poignets se mouvent et le reste s'en suit. Les liquides s'étalent, s'entremêlent et se fondent entre eux. La lumière s'immisce, les tons ressortent et son paysage s'égaye. Mais elle reste insatisfaite, cette éternelle perfectionniste, et finit par envoyer son tableau inachevé à la poubelle. Comme d'habitude.
« Allez, cette fois c'est la bonne. »Instantanément, elle tend à nouveau une toile vierge et s'en va dans la réserve, au pas de course, chercher d'autres couleurs. Jamais contente de son travail, mais incapable de se stopper, elle continuera jusqu'à ce qu'on l'arrête de force. Elle est née pour cet univers. Elle s'y est incrustée, y a posé ses valises et ne s'en est jamais allée.
JE SUIS L'AILLEURSToujours le même schéma, toujours la même image. Le soleil pointe haut dans le ciel, les gens sortent et s'en vont manger en terrasse, mais elle, elle ne fait qu'aller dans un parc, feuilles et crayons entre ses doigts. Elle ne s'arrête jamais de peindre ou de dessiner, elle ne s'arrête jamais de travailler, pas même pour manger. Elle a tant de chance d'être ici et elle le sait si fort, qu'elle ne s'accorde pas une seconde de répit.
Ses vêtements sentent l’acétone, ses mains l'acrylique et ça la réconforte, elle est toujours dans son élément. Elle sourit, elle se sent si bien. Certainement n'aurait-elle pas eu le courage de venir en Corée si elle n'avait pas eu un tel but, si une telle passion n'avait pas inondé sa vie. Cet acharnement ancré en elle, cette envie de l'ailleurs, ce courage qu'elle a eu de tout quitter, ça ne vient que de ces bouts de papier et de ces bâtons colorés. À y penser, elle sourit et embrasse la croix ornant son coup, reconnaissante de la vie qu'elle possède et du talent qu'on lui a permis d'exploiter.
Presque émue d'avoir eu cette réflexion, assise dans l'herbe, elle observe son croquis terminé. La cathédrale prenant la pleine page, le soleil se couchant en fond et les piétons dessinés avec exactitude. Assise dans l'herbe, elle observe la retranscription de ses origines, de son pays qu'elle a toujours considéré comme natal, de ces couleurs dont elle a toujours été si fier. L'émotion la comble définitivement sans qu'elle ne puisse lui échapper, elle qui est si sensible. L'Irlande lui manque cruellement et elle ne peut pas le nier. Ses parents, ses amis, les rues, les magasins, son train-train autrefois quotidien et sa connaissance totale des lieux les plus appréciables du quartier, tout n'est que nostalgie infatigable.
Oui, elle a beau être née d'une union mi-coréenne, mi-irlandaise, elle est une européenne à l'accent anglais bien trop prononcé et aux habitudes bien trop occidentales. Elle est une étrangère, malgré ses yeux bridés et ses attraits asiatiques. Cet endroit n'est pas chez elle, mais elle s'y fera. Elle le souhaite, elle en a besoin. Cette école est son plus grand rêve, ses peintres préférés en sont sortis diplômés et elle veut, elle aussi, avoir la chance d'obtenir ce certificat de capacité. Quitte à passer de nombreuses années loin de chez elle, elle se refait la même promesse que le jour de son départ;
« Je vais y arriver. »JE SUIS LA TRANQUILLITÉElle lit, allongée dans le petit canapé de l'appartement minuscule que ses parents paient tant bien que mal afin qu'elle puisse poursuivre ses études. Elle lit, comme d'habitude, comme à chaque fois qu'elle possède du temps libre, qu'elle est en panne d'inspiration ou bien simplement fatiguée. Elle n'a jamais été une hyperactive, une fêtarde ou une inconditionnelle enjouée. Elle n'est que le calme en un corps, que la définition même du caractère « posé » et « tranquille ».
De nature silencieuse, elle est peu bavarde et s'adapte, encore aujourd'hui, difficilement à ce pays dont elle ne connaît pas grand-chose. Elle est une éternelle timide et n'est pas agressive pour un sou. Elle ne se fait d'ailleurs que très peu remarquée et passe souvent inaperçue, si tant est que sa chevelure tantôt rose, tantôt rousse, blonde ou brune n'attire pas l'attention. Elle n'a jamais cherché le conventionnel, tout en souhaitant rester la plus normale possible. Son look et son attitude dévoile un sens totalement aiguisé et travaillé de la mode, mais son caractère un je-m'en-foutisme paradoxal des apparences. Elle fait ce qui lui plaît, ne demande jamais l'avis de personne et trace sa route, seule, comme une grande.
Autonome, elle l'est depuis bien longtemps. Une vraie débrouillarde aux pensées propres à elle-même, mais une foutue froussarde. Pas très courageuse, dépendante de sécurité et de stabilité, elle n'a jamais pris de risques et a toujours eu de la peine à enfreindre des lois. Elle est une prévoyante, une raisonnable possédant souvent un plan de secours, pas une intrépide.
JE SUIS LA GENTILLESSELa vie lui a toujours fait de nombreux cadeaux et ça se ressent à travers chacun des pores de sa peau. Utopiste indéniable, elle voit le monde aussi rose qu'elle ne peint un ciel de toutes les couleurs possibles. Elle est le cliché typique du « trop bon trop con », acceptant constamment de rendre service et n'hésitant jamais à donner ou prêter quoi que ce soit. Elle est une fervente adepte du « je dis oui à tout » et ne le voit même pas d'un mauvais oeil. Elle est la générosité sans mauvaise foi, la gentillesse dénuée de double-sens.
Incapable de repérer la manipulation ou de comprendre la méchanceté gratuite, elle est une naïve pacifiste et inoffensive. Elle est fragile, ne sait pas se défendre ou se battre ; la douceur à l'état pur, le délicat en un sens. Elle ne possède aucun gène d'impulsivité et ne s'énerve jamais, préférant s'isoler lorsqu'un problème est à déplorer. Elle ne cherche pas les ennuis et voudrait bien être appréciée de tous, manquant quelque peu de confiance en elle. Elle doute beaucoup de sa personne, à dire vrai, et apprécie qu'on lui montre de l'affection. Elle-même est quelqu'un de très tactile n'hésitant pas à dire « je t'aime » lorsqu'elle le pense. Un bisounours tout ce qu'il y a de plus banal, on croirait que les mauvaises pensées ne traversent jamais son esprit. Ou bien cela arrive-t-il, mais elle les ignore et passe à autre chose.
Elle ne connaît rien du mot « rancunière » et pardonne aussi vite qu'elle peut-être blessée. Un vrai marshmallow, jamais dure avec quiconque si ce n'est avec elle-même. Exigeante envers ses travaux et son apparence, elle se rabaisse constamment et fait en sorte d'être meilleure chaque jour, repoussant un peu plus ses limites au fil du temps.
JE SUIS LA FAMILLEElle pleure, courant prendre dans ses bras ceux qui lui ont tant manqué. Son anniversaire arrive bientôt et sa surprise est là, sur le terminal de l'aéroport. Ils sont venus la voir et ça faisait longtemps qu'elle ne s'était pas sentie aussi bien. Ils sont tous ici : ses parents, ses amis les plus proches et son frère. Un à un, elle les serre dans ses bras et les embrasse. Elle n'avait jamais été seule auparavant, elle n'avait connu qu'un entourage toujours présent et aux petits soins, alors le manque qui fut si lourd se fait cruellement ressentir en cet instant.
Entourée et choyée depuis son plus jeune âge, les gens sur qui elle pouvait compter à Dublin ont été nombreux et elle est heureuse de remarquer que c'est toujours le cas. À les voir ainsi, valises en mains, venus spécialement pour elle, le baume que cela lui met au coeur est gigantesque. Ils sont tous, chacun à leur façon, de sa famille. Peu importe le sang, ils lui ont manqué comme personne et elle réalise à quel point ils sont son talon d'Achille. Mais, ils sont également sa plus grande force et une motivation supplémentaire pour continuer ce dans quoi elle s'est engagée. Elle n'étudie pas pour eux, mais leurs encouragements la pousse définitivement à ne pas s'arrêter. Elle n'en est encore qu'à sa première année, ne connait quasiment personne, mais est définitivement heureuse de la place où elle se trouve et de la vie qu'elle mène.