Je n'ai pas eu de père. C'est triste à dire. En vérité, ça m'a flingué. Ça m'a rendu toute chose. Comme tous ces autres, j'ai vécu le vide. L'absence. C'est tout gris. Le gris c'est laid. J'ai eu ma mère. Une ombre chatoyante, dansante, fumante. Des longs cheveux bruns, comme une cascade. Des bras qui serrent, serrent ! Aujourd'hui je fuis sa voix. Et le passé, et mes lignes au poignet.

Je ne suis pas fou. Les gens se méprisent. C'est idiot, ils ont peur. Ça se voit dans leurs yeux. Tout devient plus sérieux, âpre. On parle d’hôpital, de blouse blanche. On en parle à peine, furtivement. Comme une maladie honteuse que je me traîne. Je suis moi, et bien moi. Pas deux, ni trois. C'est une autre maladie honteuse, ça. Moi, j'ai des hauts, et des bas. Comme tout le monde, en vérité. Des phases maniaques, qu'ils disent. Où je suis le meilleur, le meilleur ! Et puis tout va mal. Et je perds pied.  

Je l'ai dit, ça m'a déglingué. Je me suis pendu à de l'air. J'étais moi-même perdu. Avec mon corps, et cette virilité naissance. J'ai tourné court. J'ai tourné gay. Il faut me morfondre, me confondre pour que ça me plaise. Que je sois soumis, et totalement. Pis qu'un chien à la queue pendante.

J'ai été bon élève. Fallait pas décevoir la matrone, la seule, l'unique. J'aimais même les couleurs grises, ces chaises identiques, ces dehors froids et ternes. J'avais quelques amis, un ou deux. Pas plus, j'étais froid et terne moi aussi. Les années lycées me sont passées dessus, sans que j'y prenne garde, sans que j'y fasse attention.

Je crois que les crises ont commencé peu après. En pleine nuit, je me trouvais en sueur, acharné pour je ne sais quelle raison. J'avais chaud, je tremblais. Tout suffoquait en moi ; le cœur trépidant, les organes lâches. L'angoisse me consumait. J'étais mal dans cette vie. Sans queue, ni tête ; c'était là mon soucis.

Et puis d'un jour à l'autre j'étais bipolaire. Comme ça.

Je me suis découvert une passion, les vêtements. Leur conception surtout. Je longeais souvent les belles vitrines, ces miroirs arrogants. La barrière alléchante et stoïque d'un autre monde. Un univers d'élégance, de tissus, de drogues. Comme je dessinais fort bien, je m'appliquais à des esquisses. Je rencontrai un vieil homme qui me prit sous son aile. Le vieux monsieur me guida. Sans lui, je serais peut-être en train de contempler les vitrines aujourd'hui.

Les rues m’écœurent, le bruit m'assourdit. Rien ne va et pourtant ça continue. Seul dans la foule, je erre entre ces corps dénudés et élancés ; sous les parures, les beaux costumes. Ceux de mon esprit, mis sur esquisse, et enfin, sur peaux. Je suis reconnu en tant que tel. Un styliste à la mode. C'est quoi, ce concept bancal ? Un vrai merdier. J'ai peur de la nuit, et des soupires. L'amour béat me fait vomir. Je m'enlise dans des discussions vides, jusque tard. Je rejette la ville et elle me le rend bien. Je n'en peux plus, à vrai dire, de ces allées ; de ces façades, restaurants, bars, immeubles. Marre ! Marre ! Je me sens claustrophobe.  J'en parle à mon employeur ; il dit que je pars pour le sud. Peu importe, ciel ou terre. Je pars.

Tu es l'unique femme. Presque une icône. Je me dévoue pour ton image. Je la savoure même ; là, à l'intérieur de moi. Tu as crié, tu as juré. Entre tes bras j'ai crié aussi, et j'ai juré. On s'est beaucoup aimé, déchiré. Je t'en ai toujours voulu. Tu ne l'avais pas retenu, tu as fait du vide. Mère ! Triste femme ! Immobile et indifférente, tu es la plus belle des statues. Je passe autour de toi, mais ton regard ne suit pas. Je lui ressemble, peut-être, à ce vide. C'est bien cruel.