Ça fait maintenant une heure que j’attends. Je vais péter un câble, vraiment les mecs, si vous venez pas me chercher très vite. Je vais étouffer, la cravate que mon frère m’a obligé de porter est entrain de m’étrangler. J’essaie de la desserrer mais au final, elle me vient carrément dans la main… Ah… autant pour moi, c’était un nœud papillon, j’avais oublié. Je jette ce machin dans mon sac, tant pis pour le côté chic, c’est pas moi. Faudra juste que je pense à le remettre avant de rentrer à la maison car si In Hwan me voit sans, je vais passer un mauvais quart-d ’heure. Je soupire une énième fois. L’étui de mon violon sur mes genoux commence doucement à peser… mais je ne le mettrai par terre pour rien au monde. Je vois un gars arrivé. Enfin ! La mine désolé, il me dit de le suivre. J’avoue que là, j’ai que ça à foutre, depuis le temps que j’attends. Je m’assois tranquillement dans le fauteuil qu’il me désigne et il se met en face de moi.

« Bon on va commencer, désolé pour le retard… » Le retard ? C’est le cas de le dire. Une heure. Si au moins j’étais payé pour ça… Enfin, bref. « Vous êtes donc le nouveau membre du Conservatoire Séoul, c’est bien ça ? » J’hoche la tête, ce n’est qu’une question rhétorique.

« Mais pourtant, vous continuez à habiter à Daesan… Pourquoi ? » Parce que j’ai pas le fric pour déménager, couillon. Nan, évidemment, je ne vais pas répondre cela, je suis un jeune homme respectable après tout. « Je suis attaché à cette ville, j’y suis né après tout, et je n’ai pas encore besoin d’habiter sur Séoul, pour le moment, il me suffit de me rendre au Conservatoire une fois chaque deux semaines. Tant que je peux rester auprès de ma famille, je compte en profiter ! » Cette réponse semble le satisfaire car il baisse la tête et écrit rapidement quelques mots sur son carnet.

« Vous venez d’une famille peu favorisée, que pouvez-vous nous dire de votre parcours ? » C’est étonnant n’est-ce pas, que je sois arrivé si loin, hein ?! Vous devez bien avouer que ça vous troue le cul, hein ?! C’est vrai, j’ai grandi dans la rue plus que dans une maison douillette. Ma mère avait autre chose à faire que nous dorloter, comme par exemple, boire le fond de ses bouteilles de whisky. Mon père fallait pas trop lui en demander non plus, il était beaucoup trop occupé à gagner de l’argent pour payer le whisky de sa chérie. Parce que « tu comprends fiston, maman est malade, elle prend de l’alcool pour avoir moins mal… ». Je comprends surtout que ma mère est une alcoolique et qu’il lui faudra bientôt un nouveau foie. Mais tout ça, ce n’est pas politiquement correct pour ce foutu journaliste. Ce serait pas une belle histoire à raconter à ces lecteurs lobotomisés de bonheur et de confort. Alors j’enjolive. C’est ma spécialité. « On n’était pas riche mais je n’ai jamais manqué de quelque chose. J’ai eu de la chance de rencontrer des personnes qui m’ont fait avancer… Mes frères y sont pour beaucoup. »

« Mais plus que vos frères, j’ai cru comprendre qu’un certain Monsieur Yook vous a poussé vers la perfection, non ? » Evidement, de mes frères, illustres inconnus, on s’en fout. De In Hwan et sa foutue habitude de se mêler de toutes mes affaires et veiller sur tout le monde, de Min Joo et sa force calme, autrement dit flemme légendaire, qui est toujours là quand on a besoin de lui, oui, d’eux, on s’en fout. Ils n’ont d’yeux et d’oreilles que pour Monsieur Yook, le fameux Monsieur Yook. « Oui, Monsieur Yook m’a pris sous son aile alors que j’ai failli casser son précieux piano… C’est une longue histoire… Mais il a très vite vu que j’étais doué pour la musique et qu’il fallait en faire quelque chose. » Je m’étais introduit illégalement dans la salle de concert où il allait faire une représentation le soir même avec son orchestre. J’avais sept ans. Tout ce que je voulais, c’était voir les instruments, les toucher… Parce que c’était pas le genre de trucs que j’avais à la maison. Et pourtant j’en rêvais jour et nuit.

Les questions défilent encore et encore. Je réponds, mécaniquement, des choses qui feront de moi quelqu’un de « responsable » aux yeux des gens. J’endure. Je sais que bientôt, je pourrais retourner jouer de mon violon. J’explique rapidement que j’ai commencé par jouer au piano, comme un bon disciple de Monsieur Yook, le plus Grand Pianiste de Tous les Temps, comme ils disent. Mais au fil du temps, c’était clair et net, ce qui me fallait au bout des doigts pour faire voler les notes, c’était un archer qui caresse un violon.

« J’avoue que Dokgo n’est pas un nom de famille très répandu, même s’il est typiquement coréen... Vous pensez que grâce à cela, les gens retiendront plus facilement votre nom ? » Ahhhh ! C’est la question la plus stupide qu’on m’a jamais posée. Je retiens un rire. Ça sent le manque d’imagination pour la fin d’interview. « J’espère en tout cas que cela ne se retournera pas contre moi ! » Mon ton chantant clos toute autre question. J’en ai assez. Mes doigts me démangent, il me faut jouer du violon…